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Regnum Galliae Regnum Mariae

Ier Dimanche de Carême

1 Mars 2020 , Rédigé par Ludovicus

Ier Dimanche de Carême

Introït

Il m’invoquera et je l’exaucerai ; je le sauverai et je le glorifierai, je le comblerai de jours. Celui qui habite sous l’assistance du Très-Haut demeurera sous la protection du Dieu du ciel.

Collecte

O Dieu, qui purifiez chaque année votre Église par l’observation du Carême, faites que votre famille poursuive par ses bonnes œuvres le bien qu’elle s’efforce d’obtenir au moyen de l’abstinence.

Épitre 2 Cor. 6, 1-10.

Mes Frères : nous vous exhortons à ne pas recevoir la grâce de Dieu en vain. Car il dit : "Au temps favorable, je t’ai exaucé, au jour du salut je t’ai porté secours." Voici maintenant le temps favorable, voici le jour du salut. Nous ne donnons aucun sujet de scandale en quoi que ce soit, afin que notre ministère ne soit pas un objet de blâme. Mais nous nous rendons recommandables de toutes choses, comme des ministres de Dieu, par une grande constance, dans les tribulations, dans les nécessités, dans les détresses, sous les coups, dans les prisons, au travers des émeutes, dans les travaux, les veilles, les jeûnes ; par la pureté, par la science, par la longanimité, par la bonté, par l’Esprit-Saint, par une charité sincère, par la parole de vérité, par la puissance de Dieu, par les armes offensives et défensives de la justice ; parmi l’honneur et l’ignominie, parmi la mauvaise et la bonne réputation ; traités d’imposteurs, et pourtant véridiques ; d’inconnus, et pourtant bien connus ; regardés comme mourants, et voici que nous vivons ; comme châtiés, et nous ne sommes pas mis à mort ; comme attristés, nous qui sommes toujours joyeux ; comme pauvres, nous qui en enrichissons un grand nombre ; comme n’ayant rien, nous qui possédons tout .

Évangile Mt. 4, 1-11

En ce temps-là : Jésus fut conduit par l’Esprit dans le désert pour être tenté par le diable. Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim. Et le tentateur, s’approchant, lui dit : "Si vous êtes fils de Dieu, dites que ces pierres deviennent des pains." Il lui répondit : "Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu." Alors le diable l’emmena dans la ville sainte, et, l’ayant posé sur le pinacle du temple, il lui dit : "Si vous êtes fils de Dieu, jetez-vous en bas ; car il est écrit : Il donnera pour vous des ordres à ses anges, et ils vous prendront sur leurs mains, de peur que votre pied ne heurte contre une pierre." Jésus lui dit : "Il est écrit aussi : Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu." Le diable, de nouveau, l’emmena sur une montagne très élevée, et lui montrant tous les royaumes du monde, avec leur gloire, il lui dit : "Je vous donnerai tout cela, si, tombant à mes pieds, vous vous prosternez devant moi". Alors Jésus lui dit : "Retire-toi, Satan ; car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul." Alors le diable le laissa, et voilà que des anges s’approchèrent pour le servir.

Secrète

Nous vous immolons solennellement, Seigneur, ce sacrifice, au début de la sainte Quarantaine en vous demandant instamment de nous accorder qu’en restreignant les repas et l’usage de la viande, nous supprimions de même aussi les plaisirs nuisibles.

Communion

Le Seigneur te mettra à l’ombre sous ses épaules et sous ses ailes tu seras plein d’espoir. Sa vérité t’environnera comme un bouclier.

Postcommunion

Que la nourriture sainte offerte et reçue en votre sacrement nous fortifie, Seigneur, et qu’elle nous fasse parvenir, purifiés des anciennes souillures, à la plus étroite participation au mystère de notre salut.

Office

4e leçon

Sermon de saint Léon, pape

Pour vous prêcher, frères très aimés, le jeûne le plus sacré et le plus solennel, pourrais-je trouver exorde mieux adapté que les mots de l’Apôtre en qui le Christ lui-même parlait ? Je commence donc par vous redire ce qui vient d’être lu : « C’est maintenant le temps vraiment favorable, c’est maintenant le jour du salut. » Sans doute, il n’est aucun temps qui ne soit plein des dons divins et toujours par sa propre grâce nous est offert l’accès à la miséricorde de Dieu ; maintenant cependant il convient que tous les esprits portés avec plus d’ardeur au progrès spirituel soient animés d’une confiance plus assurée, alors que le retour du jour de notre Rédemption nous invite à tous les devoirs de la miséricorde. Ainsi, le corps et l’âme purifiés, nous célébrerons le mystère, qui l’emporte sur tous les autres, de la Passion du Seigneur.

5e leçon

De tels mystères certes exigeraient une dévotion sans défaillance et une révérence sans relâche en sorte que nous demeurions sous le regard de Dieu, tels qu’il convient de nous trouver en la fête même de Pâques. Mais cette force d’âme n’est l’apanage que d’un petit nombre ! Une observance plus austère se relâche par suite de la fragilité de la chair, tandis que le zèle se détend sous l’effet des activités diverses de cette vie, il est inévitable que les cœurs même religieux se ternissent de la poussière du monde. Aussi la Providence divine a-t-elle ménagé une institution salutaire afin qu’un entraînement de quarante jours nous procure un remède pour restaurer la pureté de nos âmes. Pendant ces jours, les fautes des autres temps sont rachetées par les œuvres de miséricorde et consumées par des jeûnes rigoureux.

6e leçon

Nous allons donc, mes chers frères, aborder ces jours mystiques et consacrés à la purification des âmes ainsi qu’aux jeûnes salutaires. Veillons à observer les préceptes de l’Apôtre, « purifions-nous de toute souillure de la chair et de l’esprit. » Alors, après répression des conflits qui opposent l’un à l’autre ces deux éléments, l’âme qui, placée sous la conduite de Dieu, doit à son tour diriger le corps, obtiendra la dignité de son empire. Désormais, nous ne donnerons à personne aucune occasion de chute, pour que nous ne soyons plus exposés aux reproches des contradicteurs. En effet, c’est à bon droit que les infidèles nous adresseront des critiques et c’est dans nos vices mêmes que les langues impies trouveront des armes pour nuire à la religion si la manière de vivre de ceux qui jeûnent est en désaccord avec la pureté d’une parfaite abstinence. Ce n’est pas en effet dans la seule abstention de nourriture que réside le tout de notre jeûne et il n’y a aucun profit à soustraire la nourriture au corps si l’âme ne se détourne de l’injustice.

7e leçon

Homélie de saint Grégoire, pape

Plus loin il est dit : « Le diable l’emmène dans la Ville Sainte » ; et encore, « Il l’emmène sur une montagne très haute. » Ceci porte habituellement certains à se demander par quel esprit Jésus fut conduit au désert. Mais nous devons croire comme assuré, et hors de question, qu’il fut conduit au désert par le Saint-Esprit. Ainsi son Esprit l’a conduit là où l’esprit malin le trouvera pour le mettre à l’épreuve. Mais, quand il est dit que l’Homme-Dieu fut emmené par le diable sur une haute montagne ou dans la Ville Sainte, voilà que l’âme se refuse à le croire ; les oreilles humaines ont horreur de l’entendre. Or, si nous réfléchissons à d’autres faits le concernant, nous verrons que ceux-ci ne sont pas incroyables.

8e leçon

Il n’y a pas de doute. Le diable est la tête de tous les méchants. Et tous les méchants sont les membres de cette tête. Ou bien Pilate, ne fut-il pas membre du diable ? Ou bien ne furent-ils pas membres du diable les Juifs qui ont fait condamner le Christ, et les soldats qui l’ont crucifié ? Alors, pourquoi s’étonner s’il se laisse emmener sur la montagne par celui dont les membres ont pu le crucifier ? Il n’est donc pas indigne de notre Rédempteur d’avoir voulu être tenté, lui qui était venu se faire tuer. Il était même juste qu’ainsi, par ses tentations, il surmontât nos tentations, tout comme il était venu par sa mort vaincre notre mort.

9e leçon

Cependant il nous faut savoir que la tentation comporte trois moments : la suggestion, la complaisance, et le consentement. Nous, quand nous sommes tentés nous glissons le plus souvent dans la complaisance, ou même dans le consentement, parce que, engendrés du péché charnel, nous portons aussi en nous-mêmes la source de la lutte subie. Mais Dieu, incarné dans un sein virginal était venu sans aucun péché dans le monde ; il n’admettait en lui aucune opposition. Il a donc pu être tenté par suggestion. Mais la complaisance du péché n’a pas mordu son âme. Ainsi donc, toute cette tentation diabolique fut au-dehors, nullement au-dedans.

Ce dimanche, le premier de ceux qui se rencontrent dans la sainte Quarantaine, est aussi l’un des plus solennels de Tannée. Son privilège, qu’il partage avec le Dimanche de la Passion et celui des Rameaux, est de ne cédera aucune fête, pas même à celle du Patron, du Saint titulaire de l’Église, ou de la Dédicace. Sur les anciens Calendriers, il est appelé Invocabit, à cause du premier mot de l’Introït de la Messe. Au moyen âge on le nommait le Dimanche des brandons, par suite d’un usage dont le motif ne semble pas avoir été toujours ni partout le même ; en certains lieux, les jeunes gens qui s’étaient trop laissé aller aux dissipations du carnaval devaient se présenter ce jour-là à l’église, une torche à la main, pour faire satisfaction publique de leurs excès.

C’est aujourd’hui que le Carême apparaît dans toute sa solennité. On sait que les quatre jours qui précèdent ont été ajoutés assez tardivement, pour former le nombre de quarante jours de jeûne, et que, le Mercredi des Cendres, les fidèles n’ont pas l’obligation d’entendre la Messe. La sainte Église, voyant ses enfants rassemblés, leur adresse la parole, à l’Office des Matines, en se servant de l’éloquent et majestueux langage de saint Léon le Grand :

« Très chers fils, leur dit-elle, ayant à vous annoncer le jeûne sacré et solennel du Carême, puis-je mieux commencer mon discours qu’en empruntant les paroles de l’Apôtre en qui Jésus-Christ parlait, et en répétant ce qu’on vient de vous lire : Voici maintenant le temps favorable ; voici maintenant les jours du salut ? Car encore qu’il n’y ait point de temps dans l’année qui ne soient signalés par les bienfaits de Dieu, et que, par sa grâce, nous ayons toujours accès auprès de sa miséricorde ; néanmoins nous devons en ce saint temps travailler avec plus de zèle à notre avancement spirituel et nous animer d’une nouvelle confiance. En effet, le Carême, nous ramenant le jour sacré dans lequel nous fûmes rachetés, nous invite à pratiquer tous les devoirs de la piété, afin de nous disposer, par la purification de nos corps et de nos âmes, à célébrer les mystères sublimes de la Passion du Seigneur.

« Il est vrai qu’un tel mystère mériterait de notre part un respect et une dévotion sans bornes, et que nous devrions toujours être devant Dieu tels que nous voulons être dans la fête de Pâques ; mais comme cette constance n’est pas le fait du grand nombre ; que la faiblesse de la chair nous oblige à relâcher l’austérité du jeûne. et que les diverses occupations de cette vie divisent et partagent nos sollicitudes : il arrive que les cœurs religieux sont sujets à contracter quelque peu de la poussière de ce monde. C’est donc avec une grande utilité pour nous qu’a été établie cette institution divine qui nous donne quarante jours pour recouvrer la pureté de nos âmes, en rachetant par la sainteté de nos œuvres et par le mérite de nos jeûnes les fautes des autres temps de l’année.

« A notre entrée, mes très chers fils, en ces jours mystérieux qui ont été saintement institués pour la purification de nos âmes et de nos corps, ayons soin d’obéir au commandement de l’Apôtre, en nous affranchissant de tout ce qui peut souiller la chair et l’esprit, afin que le jeûne réprimant cette lutte qui existe entre les deux parties de nous-mêmes, l’âme recouvre la dignité de son empire, étant elle-même soumise à Dieu et se laissant gouverner par lui. Ne donnons à personne l’occasion de se plaindre de nous ; ne nous exposons point au juste blâme de ceux qui veulent trouver à redire. Car les infidèles auraient sujet de nous condamner, et nous armerions nous-mêmes, par notre faute, leurs langues impies contre la religion, si la pureté de notre vie ne répondait pas à la sainteté du jeûne que nous avons embrassé. Il ne faut donc pas s’imaginer que toute la perfection de notre jeûne consiste dans la seule abstinence des mets ; car ce serait en vain que l’on retrancherait au corps une partie de sa nourriture, si en même temps on n’éloignait pas son âme de l’iniquité. »

Chacun des Dimanches de Carême offre pour objet principal une lecture des saints Évangiles destinée à initier les fidèles aux sentiments que l’Église veut leur inspirer dans la journée. Aujourd’hui, elle nous donne à méditer la tentation de Jésus-Christ au désert. Rien de plus propre à nous éclairer et à nous fortifier que l’important récit qui nous est mis sous les yeux.

Nous confessons que nous sommes pécheurs, nous sommes en voie d’expier les péchés que nous avons commis ; mais comment sommes-nous tombés dans le mal ? Le démon nous a tentés ; nous n’avons pas repoussé la tentation. Bientôt nous avons cédé à la suggestion de notre adversaire, et le mal a été commis. Telle est notre histoire dans le passé, et telle elle serait dans l’avenir, si nous ne profitions pas de la leçon que nous donne aujourd’hui le Rédempteur.

Ce n’est pas sans raison que l’Apôtre, nous exposant l’ineffable miséricorde de ce divin consolateur des hommes, qui a daigné s’assimiler en toutes choses à ses frères, insiste sur les tentations qu’il a daigné souffrir. Cette marque d’un dévouement sans bornes ne nous a pas manqué ; et nous contemplons aujourd’hui l’adorable patience du Saint des Saints, qui ne répugne pas à laisser approcher de lui ce hideux ennemi de tout bien, afin de nous apprendre comment il en faut triompher.

Satan a vu avec inquiétude la sainteté incomparable qui brille en Jésus. Les merveilles qui accompagnèrent sa naissance, ces bergers convoqués par des Anges à la crèche, ces mages venus de l’Orient sous la conduite d’une étoile ; cette protection qui a soustrait l’enfant à la fureur d’Hérode ; le témoignage qu’a rendu Jean-Baptiste au nouveau prophète : tout cet ensemble de faits qui contrastent si étrangement avec l’humilité et l’obscurité qui ont semblé couvrir d’une apparence vulgaire les trente premières années du Nazaréen, excite les craintes du serpent infernal. L’ineffable mystère de l’incarnation s’est accompli loin de ses regards sacrilèges ; il ignore que Marie toujours vierge est celle que la prophétie d’Isaïe annonçait comme devant enfanter l’Emmanuel  ; mais il sait que les temps sont venus, que la dernière semaine de Daniel a ouvert son cours, que le monde païen lui-même attend de la Judée un libérateur. Dans son anxiété, il ose aborder Jésus, espérant tirer de sa bouche quelque parole dont il pourra conclure qu’il est ou qu’il n’est pas le Fils de Dieu, ou du moins l’induire à quelque faiblesse qui fera voir que l’objet de tant de terreurs pour lui n’est qu’un homme mortel et pécheur.

L’ennemi de Dieu et des hommes devait être déçu dans son attente. Il approche du Rédempteur ; mais tous ses efforts ne tournent qu’à sa confusion. Avec la simplicité et la majesté du juste, Jésus repousse toutes les attaques de Satan ; mais il ne révèle pas sa céleste origine. L’ange pervers se retire sans avoir pu reconnaître autre chose en Jésus qu’un prophète fidèle au Seigneur. Bientôt, lorsqu’il verra les mépris, les calomnies, les persécutions s’accumuler sur la tête du Fils de l’homme, quand ses efforts pour le perdre sembleront réussir si aisément, il s’aveuglera de plus en plus dans son orgueil ; et ce n’est qu’au moment où Jésus, rassasié d’opprobres et de souffrances, expirera sur la Croix, qu’il sentira enfin que sa victime n’est pas un homme, mais un Dieu, et que toutes les fureurs qu’il a conjurées contre le Juste n’ont servi qu’à manifester le dernier effort de la miséricorde qui sauve le genre humain, et de la justice qui brise à jamais la puissance de l’enfer.

Tel est le plan de la Providence divine, en permettant que l’esprit du mal ose souiller de sa présence la retraite de l’Homme-Dieu, lui adresser la parole et porter sur lui ses mains impies ; mais étudions les circonstances de cette triple tentation que Jésus ne subit que pour nous instruire et nous encourager.

Nous avons trois sortes d’ennemis à combattre, et notre âme est vulnérable par trois côtés ; car, comme parle le bien-aimé Disciple : « Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie. » Par la concupiscence de la chair, il faut entendre l’amour des sens qui convoite tout ce qui flatte la chair, et entraîne l’âme, s’il n’est pas contenu, dans les voluptés illicites. La concupiscence des yeux signifie l’amour des biens de ce monde, des richesses, de la fortune, qui brillent à nos regards avant de séduire notre cœur. Enfin l’orgueil de la vie est cette confiance en nous-mêmes qui nous rend vains et présomptueux, et nous fait oublier que nous tenons de Dieu la vie et les dons qu’il a daigné répandre sur nous.

Il n’est pas un seul de nos péchés qui ne provienne de l’une de ces trois sources, pas une de nos tentations qui n’ait pour but de nous faire accepter la concupiscence de la chair, ou la concupiscence des yeux, ou l’orgueil de la vie. Le Sauveur, notre modèle en toutes choses, devait donc s’assujettir à ces trois épreuves.

Satan le tente d’abord dans la chair, en lui suggérant la pensée d’employer son pouvoir surnaturel à soulager sans délai la faim qui le presse. Dites que ces pierres deviennent des pains : tel est le conseil que le démon adresse au Fils de Dieu. Il veut voir si l’empressement de Jésus à donner satisfaction à son corps ne dénotera pas un homme faible et sujet à la convoitise. Lorsqu’il s’adresse à nous, tristes héritiers de la concupiscence d’Adam, ses suggestions vont plus avant : il aspire à souiller l’âme par le corps ; mais la souveraine sainteté du Verbe incarné ne pouvait permettre que Satan osât faire un tel essai du pouvoir qu’il a reçu de tenter l’homme dans ses sens. C’est donc une leçon de tempérance que nous donne le Fils de Dieu ; mais nous savons que pour nous la tempérance est mère de la pureté, et que l’intempérance soulève la révolte des sens.

La seconde tentation est celle de l’orgueil. Jetez-vous en bas ; les Anges vous recevront dans leurs mains. L’ennemi veut voir si les faveurs du ciel ont produit dans l’âme de Jésus cet élèvement, cette ingrate confiance qui fait que la créature s’attribue à elle-même les dons de Dieu, et oublie son bienfaiteur pour régner en sa place. Il est déçu encore, et l’humilité du Rédempteur épouvante l’orgueil de l’ange rebelle.

Il fait alors un dernier effort. Peut-être, pense-t-il, l’ambition de la richesse séduira celui qui s’est montré si tempérant et si humble. Voici tous les royaumes du monde dans leur éclat et leur gloire ; je puis vous les livrer ; seulement, adorez-moi. Jésus repousse cette offre méprisable avec dédain, et chasse de sa présence le séducteur maudit, le prince du monde, nous apprenant par cet exemple à dédaigner les richesses de la terre toutes les fois que, pour les conserver ou les acquérir, il faudrait violer la loi de Dieu et rendre hommage à Satan. Or, comment le Rédempteur, notre divin chef, repousse-t-il la tentation ? Écoute-t-il les discours de son ennemi ? Lui laisse-t-il le temps de faire briller à ses yeux tous ses prestiges ? C’est ainsi que trop souvent nous avons fait nous-mêmes, et nous avons été vaincus. Jésus se contente d’opposer à l’ennemi le bouclier de l’inflexible Loi de Dieu. Il est écrit, lui dit-il : L’homme ne vit pas seulement de pain. Il est écrit : Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu. Il est écrit : Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que lui seul. Suivons désormais cette grande leçon. Ève se perdit, et avec elle le genre humain, pour avoir lié entretien avec le serpent. Qui ménage la tentation y succombera. Dans ces saints jours, le cœur est plus attentif, les occasions sont éloignées, les habitudes sont interrompues ; purifiées par le jeûne, la prière et l’aumône, nos âmes ressusciteront avec Jésus-Christ ; mais conserveront-elles cette nouvelle vie ? Tout dépendra de notre attitude dans les tentations. Dès le début de la sainte Quarantaine, l’Église, en mettant sous nos yeux le récit du saint Évangile, veut joindre l’exemple au précepte. Si nous sommes attentifs et fidèles, la leçon fructifiera en nous ; et lorsque nous aurons atteint la fête de Pâques, la vigilance, la défiance de nous-mêmes, la prière, avec le secours divin qui ne manque jamais, assureront notre persévérance.

 

PREMIER SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE CARÊME,
SUR LES DÉMONS. Bossuet

 

Ductus est Jesus in desertum à Spiritu, ut tentaretur à diabolo.

 

Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert, pour y être tenté par le diable. Mt. IV, 1.

 

Si la mort de Jésus est notre vie, si son infirmité est notre force, si ses blessures sont notre guérison, aussi pouvons-nous assurer que sa tentation est notre victoire. Ne nous persuadons pas, chrétiens, qu'il eût été permis à Satan de tenter aujourd'hui le Sauveur sans quelque haut conseil de la Providence divine. Jésus-Christ étant le Verbe, et la raison et la sapience du Père, comme toutes ses paroles sont esprit et vie, ainsi toutes ses actions sont spirituelles et mystérieuses ; tout y est intelligence, tout y est raison.

 

Mais parce qu'il est la Sagesse incarnée qui est venue accomplir dans le monde l'ouvrage de notre salut, toute cette raison est pour notre instruction, et tous ces mystères sont pour nous sauver. Selon cette maxime, je ne doute pas que comme on vous aura exposé aujourd'hui le sens profond de cet évangile, vous n'ayez bien compris les enseignements que nous donne la tentation de Jésus. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que je vous entretienne par un long discours. Seulement pour satisfaire votre piété, autant qu'il plaira à notre grand Dieu m'enseigner par son Saint-Esprit, je tâcherai de vous exposer quel est cet esprit tentateur qui ose attaquer le Sauveur Jésus. Implorons les lumières célestes pour découvrir les fraudes du diable ; et contre la malice des démons demandons l'assistance de la sainte Vierge, que les anges ont toujours honorée, mais particulièrement depuis qu'un des premiers de leur hiérarchie, envoyé de la part de Dieu, la salua par ces belles paroles : Ave, Maria.

 

Qu'il y ait dans le monde un certain genre d'esprits malfaisants que nous appelons des démons, outre le témoignage évident des Écritures divines, c'est une chose qui a été reconnue par le consentement commun de toutes les nations et de tous les peuples. Ce qui les a portés à cette créance, ce sont certains effets extraordinaires et prodigieux qui ne pouvaient être rapportés qu'à quelque mauvais principe et à quelque secrète vertu dont l'opération fût maligne et pernicieuse. Les histoires grecques et romaines nous parlent en divers endroits de voix inopinément entendues, et de plusieurs apparitions funèbres arrivées à des personnes très-graves et dans des circonstances qui les rendent très assurées. Et cela se confirme encore par cette noire science de la magie, à laquelle plusieurs personnes trop curieuses se sont adonnées dans toutes les parties de la terre. Les Chaldéens et les sages d'Égypte, et surtout cette secte de philosophes indiens que les Grecs appellent gymnosophistes, étonnaient les peuples par diverses illusions et par des prédictions trop précises pour venir purement par la connaissance des astres. Ajoutons-y encore certaines agitations et des esprits et des corps, que les païens mêmes attribuaient à la vertu des démons, comme vous le verrez par une observation que nous en ferons en la dernière partie de cet entretien. Ces oracles trompeurs, et ces mouvements terribles des idoles, et les prodiges qui arrivaient dans les entrailles des animaux, et tant d'autres accidents monstrueux des sacrifices des idolâtres, si célèbres dans les auteurs profanes, à quoi les attribuerons-nous, chrétiens, sinon à quelque cause occulte qui se plaisant d'entretenir les hommes dans une religion sacrilège par des miracles pleins d'illusion, ne pouvait être que malicieuse ? Si bien que les sectateurs de Platon et de Pythagore, qui du commun consentement de tout le monde sont ceux qui de tous les philosophes ont eu les connaissances les plus relevées et qui ont recherché plus curieusement les choses surnaturelles, ont assuré comme une vérité très constante qu'il y avait des démons, des esprits d'un naturel obscur et malicieux, jusque-là qu'ils ordonnaient certains sacrifices pour les apaiser et pour nous les rendre favorables. Ignorants et aveugles qu'ils étaient, qui pensaient éteindre par leurs victimes cette haine furieuse et implacable que les démons ont conçue contre le genre humain, comme je vous le ferai voir en son temps. Et l'empereur Julien l'Apostat, lorsqu'en haine de la religion chrétienne il voulut rendre le paganisme vénérable, voyant que nos pères en avoient découvert trop manifestement la folie, il s'avisa d'enrichir de mystères son impie et ridicule religion ; il observait exactement les abstinences et les sacrifices que ces philosophes avoient enseignés; il les voulait faire passer pour de saintes et mystérieuses institutions tirées des vieux livres de l'Empire et de la secrète doctrine des platoniciens. Or ce que je vous dis ici de leurs sentiments, ne vous persuadez pas que ce soit pour appuyer ce que nous croyons par l'autorité des païens. A Dieu ne plaise que j'oublie si fort la dignité de cette chaire et la piété de cet auditoire, que de vouloir établir par des raisons et des autorités étrangères ce qui nous est si manifestement enseigné par la sainte parole de Dieu et par la tradition ecclésiastique; mais j'ai cru qu'il ne serait pas inutile de vous faire observer en ce lieu que la malignité des démons est si grande, qu'ils n’ont pu la dissimuler, et qu'elle a même été découverte par les idolâtres, qui étaient leurs esclaves et dont ils étaient les divinités.

D’entreprendre maintenant de prouver qu'il y a des démons par le témoignage des saintes Lettres, ne serait-ce pas se donner une peine inutile, puisque c'est une vérité si bien reconnue et qui nous est attestée dans toutes les pages du Nouveau Testament? Partant, pour employer à quelque instruction plus utile le peu de temps que nous nous sommes prescrit, j'irai avec l'assistance divine reconnaître cet ennemi qui s'avance si résolument contre nous, pour vous faire un rapport fidèle de sa marche et de ses desseins. Je vous dirai en premier lieu, avec les saints Pères, de quelle nature sont ces esprits malfaisants, quelles sont leurs forces, quelles sont leurs machines. Après je tâcherai de vous exposer les causes qui les ont mus à nous déclarer une guerre si cruelle et si sanglante. Et comme j’espère que Dieu me fera la grâce de traiter ces choses, non par des questions curieuses, mais par une doctrine solidement chrétienne, il ne sera pas malaisé d'en tirer une instruction importante, en faisant voir de quelle sorte nous devons résister à cette nation de démons conjurés à notre ruine.

 

PREMIER  POINT.

 

Chaque créature a ses caractères propres avec ses qualités et ses excellences. Ainsi la terre a sa ferme et immuable solidité, et l’eau sa liquidité transparente, et le feu sa subtile et pénétrante chaleur. Et ces propriétés spécifiques des choses sont comme des bornes qui leur sont données pour empêcher qu'elles ne soient confondues. Mais Dieu étant une lumière infinie, il ramasse en l’unité simple et indivisible de son essence toutes ces diverses perfections qui sont dispersées deçà et delà dans le monde ; toutes choses se rencontrent en lui d'une manière très-éminente ; et c'est de cette source, que la beauté et la grâce sont dérivées dans les créatures, d’autant que cette première beauté a laissé tomber sur les créatures un éclat et un rayon de soi-même. Nous voyons bien toutefois, chrétiens, qu'elle ne s'est pas toute jetée en un lieu, mais qu’elle s’est répandue par divers degrés, descendant peu à peu depuis les ordres supérieurs jusqu'au dernier étage de la nature. Ce que nous observerons aisément, si nous prenons garde qu'au-dessus des choses insensibles et inanimées Dieu a établi la vie végétante, et un peu plus haut le sentiment, au-dessus duquel nous voyons présider la raison humaine d'une immortelle vigueur, attachée néanmoins à un corps mortel. Si bien que notre grand Dieu pour achever l'univers, après avoir fait sur la terre une âme spirituelle dans des organes matériels, il a créé aussi dans le ciel des esprits dégagés de toute matière, qui vivent et se nourrissent d'une pure contemplation. C'est ce que nous appelons les anges, que Dieu a divisés en leurs ordres et hiérarchies, et c'est de cette race que sont les démons.

Après cela, qu'est-il nécessaire que je vous fasse voir par de longs discours la dignité de leur nature? Si Dieu est la souveraine perfection, ou plutôt s'il est toute perfection, comme nous vous le disions tout à l'heure, n'est-ce pas une vérité très constante que les choses sont plus ou moins parfaites, selon qu'elles approchent plus ou moins de cette essence infinie? Et les anges ne sont-ils pas parmi toutes les créatures celles qui semblent toucher de plus près à la Majesté divine? Puisque Dieu les a établis dans l'ordre suprême des créatures pour être comme sa Cour et ses domestiques, c'est une chose assurée que les dons naturels dont nous avons reçu quelques petites parcelles, la munificence divine les a répandus comme à main ouverte sur ces belles intelligences. Et de même que ce qui nous paraît quelquefois de si subtil et si inventif dans les animaux, n'est qu'une ombre des opérations immortelles de l'intelligence des hommes ; ainsi pouvons-nous dire en quelque sorte que les connaissances humaines ne sont qu'un rayon imparfait de la science de ces esprits purs, dont la vie n'est que raison et intelligence. Vous trouverez étrange peut-être que je donne de si grands éloges aux anges rebelles et déserteurs; mais souvenez-vous, s'il vous plaît, que je parle de leur nature, et non pas de leur malice, de ce que Dieu les a faits, et non pas de ce qu'ils se sont faits eux-mêmes. J'admire dans les anges damnés les marques de la puissance et de la libéralité de mon Dieu ; et ainsi c'est le Créateur que je loue, pour confondre l'ingratitude de ses ennemis.

Mais il s'élève ici une grande difficulté. Hélas ! Comment s'est-il pu faire que des créatures si excellentes se soient révoltées contre Dieu ? Que nous autres pauvres mortels, abîmés dans une profonde ignorance, accablés de cette masse de chair, agités de tant de convoitises brutales, nous abandonnions si souvent le chemin difficile de la loi de Dieu, bien que ce soit une grande insolence, ce n'est pas un événement incroyable. Mais que ces intelligences pleines de lumières divines, elles dont les connaissances sont si distinctes et les mouvements si paisibles, qui n'ont pas comme nous à combattre mille ennemis domestiques, qui étant indivisibles et incorporelles, n'ont pas comme nous des membres mortels où la loi du péché domine : qu'elles se soient retirées de Dieu, encore qu'elles sussent très-bien qu'il était leur souveraine béatitude, c'est, mes frères, ce qui est terrible, c'est ce qui m'étonne et ce qui m'effraie, c'est par où je reconnais très-évidemment que toutes les créatures sont bien peu de chose.

Les fols marcionites et les manichéens encore plus insensés, émus de cette difficulté, ont cru que les démons étaient méchants par nature; ils n'ont pu se persuader que s'ils eussent jamais été bons, ils eussent pu se séparer de Dieu volontairement, et de là ils concluaient que la malice était une de leurs qualités naturelles. Mais cette extravagante doctrine est très expressément réfutée par un petit mot du Sauveur, qui parlant du diable, en saint Jean, ne dit pas qu'il a été créé dans le mensonge, mais « qu'il n'est pas demeuré dans la vérité : » In veritate non stetit (Jn. VIII, 44). Que s'il n'y est pas demeuré, il y avait donc été établi ; et s'il en est tombé, ce n'est pas un vice de sa nature, mais une dépravation de sa volonté. Pourquoi vous tourmentez-vous, ô marcionites, à chercher la cause du mal dans un principe mauvais qui précipite les créatures dans la malice? Ne comprenez-vous pas que Dieu étant lui seul la règle des choses, il est aussi le seul qui ne peut être sujet à faillir : et sans avoir recours à aucune autre raison, n'est-ce pas assez de vous dire que les anges étaient créatures, pour vous faire entendre très-évidemment qu'ils n'étaient pas impeccables ?

Dieu est tout, ainsi qu'il disait à Moïse : « Je te montrerai tout bien, quand je te manifesterai mon essence (Ex. XXXIII, 19). » Et puisqu'il est tout, il s'ensuit très évidemment que les créatures ne sont rien d'elles-mêmes; elles ne sont autre chose que ce qu'il plait à Dieu de les faire. Ainsi le néant est leur origine, c'est l'abîme dont elles sont tirées par la seule puissance de Dieu : de sorte que ce n'est pas merveille si elles retiennent toujours quelque chose de cette basse et obscure origine, et si elles retombent aisément dans le néant par le péché qui les y précipite. C'est ce que nous explique le grave Tertullien par une excellente comparaison : « De même qu'une peinture, bien qu'elle représente tous les linéaments de l'original, ne saurait exprimer sa vigueur, étant destituée de vie et de mouvement ; ainsi, dit ce grand personnage, les natures spirituelles et raisonnables expriment en quelque sorte la raison et l'intelligence de Dieu, parce qu'elles sont ses images; mais elles ne peuvent jamais exprimer sa force, qui est le bonheur de ne pouvoir pécher : » Imago, cùm omnes lineas exprimat veritatis, vi tamen ipsâ caret, non habem motum ; ita et anima imago Spiritûs solam vim ejus exprimere non valuit, id est, non delinquendi felicitatem (Lib. II Advers. Marcion., n. 9). De là il est arrivé que les anges rebelles se sont endormis en eux-mêmes dans la complaisance de leur beauté : la douceur de leur liberté les a trop charmés; ils en ont voulu faire une épreuve malheureuse et funeste ; et déçus par leur propre excellence, ils ont oublié la main libérale qui les avait comblés de ses grâces. L'orgueil insensiblement s'est emparé de leurs puissances; ils n'ont plus voulu reconnaître Dieu; et quittant cette première bonté, qui n'ôtait pas moins l'appui nécessaire de leur bonheur que le seul fondement de leur être, tout est allé en ruine. Ainsi donc il ne faut pas s'étonner si d'anges de lumière ils ont été faits esprits de ténèbres, si d'enfants ils sont devenus déserteurs, et si de chantres divins qui par une mélodie éternelle devaient célébrer les louanges de Dieu, ils sont tombés à un tel point de misère que de s'adonner à séduire les hommes. Dieu l'a permis de la sorte afin que nous reconnussions dans les diables ce que peut le libre arbitre des créatures quand il s'écarte de son principe, pendant qu'il fait éclater dans les anges et dans les hommes prédestinés ce que peut sa miséricorde et sa grâce toute-puissante.

Voilà, voilà, mes frères, les ennemis que nous avons à combattre, autant malins à présent comme ils étaient bons dans leur origine, autant redoutables et dangereux comme ils étaient puissants et robustes. Car ne vous persuadez pas que pour être tombés de si haut, ils aient été blessés dans leur disposition naturelle. Tout est entier en eux, excepté leur justice et leur sainteté, et conséquemment leur béatitude. Du reste cette action vive et vigoureuse, cette ferme constitution, cet esprit délicat et puissant, et ces vastes connaissances leur sont demeurées, et en voici la solide raison que la théologie nous apprend.

Le bonheur des créatures raisonnables ne consiste ni dans une nature excellente, ni dans un sublime raisonnement, ni dans la force, ni dans la vigueur, mais seulement à s'unir à Dieu. Quand donc elles se séparent de Dieu, comment est-ce qu'il les punit? En se retirant lui-même de ces esprits ingrats et superbes ; et par là tous leurs dons naturels, toutes leurs connaissances, tout leur pouvoir, en un mot tout ce qui leur servait d'ornement, leur tourne aussitôt en supplice : ce qui leur arrive, fidèles, selon cette juste, mais terrible maxime, que « chacun est puni par les choses par lesquelles il a péché : » Per quœ peccat quis, per hœc et torquetur (Sg. XI, 17). O anges inconsidérés, vous vous êtes soulevés contre Dieu, vous avez abusé de vos qualités excellentes, elles vous ont rendus orgueilleux. L'honneur de votre nature qui vous a enflés, ces belles lumières par lesquelles vous vous êtes séduits, elles vous seront conservées ; mais elles vous seront un fléau et un tourment éternel; vos perfections seront vos bourreaux, et votre enfer ce sera vous-même. Comment cela arrivera-t-il, chrétiens? Par une opération occulte de la main de Dieu, qui se sert comme il lui plaît de ses créatures, tantôt pour la jouissance d'une souveraine félicité, tantôt pour l'exercice de sa juste et impitoyable vengeance. C'est pourquoi l'Apôtre nous crie dans l’Épître aux Éphésiens: « Revêtez-vous, mes frères, des armes de Dieu, parce que nous n'avons point à combattre contre la chair ni le sang (Ep. VI, 11, 12), » ni contre des puissances visibles.

Pénétrons la force de ces paroles. Ne voyez-vous pas, chrétiens, que dans toutes les choses corporelles, outre la partie agissante, il y en a une autre qui ne fait que souffrir, que nous appelons la matière ? De là vient que toutes les actions des choses que nous voyons ici-bas, si nous les comparons aux actions des esprits angéliques, paraîtront languissantes et engourdies, à cause de la matière qui ralentit toute leur vigueur. Mais les ennemis que nous avons à combattre, ce n'est pas, dit l'Apôtre, la chair et le sang : les puissances qui s'opposent à nous, sont des esprits purs et incorporels; tout y est actif, tout y est nerveux; et si Dieu ne retenait leur fureur, nous les verrions agiter ce monde avec la même facilité que nous tournons une petite boule. « Ce sont en effet les princes du monde, dit le saint Apôtre ; ce sont des malices spirituelles, » spiritualia nequitiœ; où il suppose manifestement que leurs forces naturelles n'ont point été altérées, mais que par une rage désespérée ils les ont toutes converties en malice pour les causes que je m'en vais vous déduire.

Cependant reconnaissons, chrétiens, que ni les sciences, ni le grand esprit, ni les autres dons de nature ne sont pas des avantages fort considérables, puisque Dieu les laisse entiers aux diables ses capitaux ennemis, et par cela même les rend non-seulement malheureux, mais encore infiniment méprisables : de sorte que nonobstant toutes ces qualités éminentes, misérables et impuissants que nous sommes, nous leur semblons dignes d'envie, seulement parce qu'il plaît à notre grand Dieu de nous regarder en pitié, comme vous le verrez tout à l'heure. O importante réflexion par laquelle il me serait aisé, ce me semble, avec l'assistance divine, de vous porter à profiter de l'exemple de ces esprits dévoyés, si la brièveté que je vous ai promise ne m'obligeait à passer à la seconde partie de cet entretien, qui vous expliquera les raisons pour lesquelles ces anges rebelles nous persécutent si cruellement et avec cette haine irréconciliable. Rendez-vous, s'il vous plaît, attentifs.

 

SECOND  POINT.

 

Le péché de Satan a été une insupportable arrogance, suivant ce qui est écrit en Job, que « c'est lui qui domine sur tous les enfants d'orgueil : » Ipse est rex super universos filios superbiœ (Jb. XLI, 25). Or le propre de l'orgueil, c'est de s'attribuer tout à soi-même, et par là les superbes se font eux-mêmes leurs dieux, secouant le joug de l'autorité souveraine. C'est pourquoi le diable s'étant enflé par une arrogance extraordinaire, les Écritures ont dit qu'il avait affecté la divinité. « Je monterai, dit-il, et placerai mon trône au-dessus des astres, et je serai semblable au Très-Haut (Is. XIV, 13, 14). » Mais Dieu qui résiste aux superbes, voyant ses pensées arrogantes et que son esprit, emporté d'une téméraire complaisance de ses propres perfections, ne pouvait plus se tenir dans les sentiments d'une créature, du souffle de sa bouche le précipita au fond des abîmes. Il tomba du ciel ainsi qu'un éclair, frémissant d'une furieuse colère ; et assemblant avec lui tous les compagnons de son insolente entreprise, il conspira avec eux de soulever contre Dieu toutes les créatures. Mais non content de les soulever, il conçut dès lors l'insolent dessein de soumettre tout le monde à sa tyrannie ; et voyant que Dieu par sa providence avait rangé toutes les créatures sous l'obéissance de l'homme, il l'attaque au milieu de ce jardin de délices où il vivait si heureusement dans son innocence ; il tâche de lui inspirer ce même orgueil dont il était possédé, et à notre malheur, chrétiens, il réussit comme vous le savez. Ainsi, selon la maxime de l'Évangile, «l'homme étant dompté par le diable, il devint incontinent son esclave : » A quo enim quis superatus est, hujus et servus est (II P. II, 19). Et le monarque du monde étant surmonté par ce superbe vainqueur, tout le monde passa sous ses lois. Enflé de ce bon succès et n'oubliant pas son premier dessein de s'égaler à la nature divine, il se déclare ouvertement le rival de Dieu ; et tâchant de se revêtir de la majesté divine, comme il n'est pas en son pouvoir de faire de nouvelles créatures pour les opposer à son Maître, que fait-il ? « Du moins il adultère tous les ouvrages de Dieu, dit le grave Tertullien ; il apprend aux hommes à en corrompre l'usage ; et les astres et les éléments, et les plantes et les animaux, il tourne tout en idolâtrie; » il abolit la connaissance de Dieu, et par toute l'étendue de la terre il se fait adorer en sa place, suivant ce que dit le prophète : « Les dieux des nations, ce sont les démons. » C'est pourquoi le Fils de Dieu l'appelle « le prince du monde, » et l'Apôtre « le gouverneur des ténèbres ; » et ailleurs avec plus d'énergie, « le dieu de ce siècle, » deus hujus sœculi (II Cor., IV, 4).

J'apprends aussi de Tertullien que non-seulement les démons se faisaient présenter devant leurs idoles des vœux et des sacrifices, le propre tribut de Dieu, mais qu'ils les faisaient parer des robes et des ornements dont se revêtaient les magistrats, et faisaient porter devant eux les faisceaux et les bâtons d'ordonnance et les autres marques d'autorité publique, parce qu'en effet, dit ce grand personnage, « les démons sont les magistrats du siècle : » Dœmones sunt magistratus sœculi. Et à quelle insolence, mes frères, ne s'est pas porté ce rival de Dieu? Il a toujours affecté de faire ce que Dieu faisait, non pas pour se rapprocher en quelque sorte de la sainteté, c'est sa capitale ennemie, mais comme un sujet rebelle qui par mépris ou par insolence affecte la même pompe que son souverain : Ut Dei domini placita cum contumelia affectans . Dieu a ses vierges qui lui sont consacrées, et le diable n'a-t-il pas eu ses vestales? N'a-t-il pas eu ses autels et ses temples, ses mystères et ses sacrifices, et les ministres de ses impures cérémonies qu'il a rendues autant qu'il a pu semblables à celles de Dieu; pour quelle raison, fidèles? Parce qu'il est jaloux de Dieu et veut paraître en tout son égal. Dieu dans la nouvelle alliance régénère ses enfants par l'eau du baptême, et le diable faisait semblant de vouloir expier leurs crimes par diverses aspersions; il promettait aux siens une régénération, comme le rapporte Tertullien, et il se voit encore quelques monuments publics où ce terme est employé dans ses profanes mystères. L'Esprit de Dieu au commencement était porté sur les eaux; et « le diable, dit Tertullien, se plaît à se reposer dans les eaux : » Immundi spiritus aquis incubant ; dans les fontaines cachées, et dans les lacs, et dans les ruisseaux souterrains. Et l'Église de l'antiquité étant imbue de cette créance, nous a laissé cette forme que nous observons encore aujourd'hui, d'exorciser les eaux baptismales. Dieu par son immensité remplit le ciel et la terre ; « le diable par ses anges impurs occupe autant qu'il peut toutes les créatures. » Et de là vient cette coutume des premiers chrétiens, de les purger et de les sanctifier par le signe de la croix comme par une espèce de saint exorcisme.

Ce lui est à la vérité un sujet d'une douleur enragée, de ce qu'il voit que toutes ses entreprises sont vaines, et que bien loin de pouvoir parvenir à égaler la nature divine, comme il l'avait témérairement projeté, il faut qu'il ploie malgré qu'il en ait sous la main toute-puissante de Dieu ; mais il ne désiste pas pour cela de sa fureur obstinée. Au contraire considérant que la majesté de Dieu est inaccessible à sa colère, il décharge sur nous, qui en sommes les images vivantes, toute l'impétuosité de sa rage, comme on voit un ennemi impuissant, qui ne pouvant atteindre celui qu'il poursuit, repaît en quelque façon son esprit d'une vaine imagination de vengeance en déchirant sa peinture. Ainsi en est-il de Satan. Il remue le ciel et la terre pour susciter des ennemis à Dieu parmi les hommes qui sont ses enfants; il tâche de les engager tous dans son audacieuse et téméraire rébellion, pour les faire compagnons et de ses erreurs et de ses tourments. Il croit par là se venger de Dieu. Comme il n'ignore pas qu'il n'y a point pour lui de ressource, il n'est plus capable que de cette maligne joie qui revient à un méchant d'avoir des complices, et à un esprit mal fait de voir des malheureux et des affligés. Furieux et désespéré, il ne songe plus qu'à tout perdre après s'être perdu lui-même, et envelopper tout le monde avec lui dans une commune ruine.

Et ne croyez pas, chrétiens, qu'il nous donne jamais aucun relâche. Tous les esprits angéliques, comme remarque très-bien le grand saint Thomas, sont très-arrêtés dans leur entreprise. Car au lieu que les objets ne se présentent à nous qu'à demi, si bien que par de secondes réflexions nous avons de nouvelles vues qui nous font changer très-souvent tout l'ordre de nos desseins, les anges au contraire, dit saint Thomas, embrassent tout leur objet du premier regard, avec toutes ses circonstances; et partant leur résolution est fixe et déterminée, mais particulièrement celle de Satan est puissamment appliquée à notre ruine. Son esprit entreprenant et audacieux, fortifié par tant de succès et envenimé par une haine mortelle et invétérée, l'incite jour et nuit contre nous. C'est pourquoi les Écritures nous le dépeignent comme un ennemi toujours vigilant, qui rôde sans cesse aux environs pour tâcher de nous dévorer. Lorsque par la grâce de Dieu nous l'avons chassé de nos âmes, c'est alors qu'il s'anime le plus. En voulez-vous une preuve évidente de la bouche même de Notre-Seigneur? « L'esprit immonde sortant de l'homme va chercher du repos, dit le Fils de Dieu dans son Évangile (Lc, XI, 24), et n'en trouve pas. » C'est que l'esprit humain est la seule retraite où il semble se rafraîchir, parce que du moins il y contente sa haine. Voyez les fols amoureux du siècle : comme ils sont patients et persévérants dans leurs convoitises brutales! Or ce vieux adultère, dit saint Augustin, n'a point d'autres délices que de corrompre les âmes pudiques; ainsi ne vous étonnez pas si ses poursuites sont opiniâtres. Ayant bien eu l'insolence de traiter d'égal avec Dieu, il croit qu'il ne lui sera pas difficile d'abattre une créature impuissante. Et si renversé comme il est par le bras de Dieu dans les gouffres éternels, remarquez ce raisonnement, chrétiens, il ne cesse néanmoins par une vaine opiniâtreté de traverser autant qu'il peut les desseins de sa providence; s'il se roidit avec tant de fermeté contre Dieu, bien qu'il sache que tous ses efforts seront inutiles, que n'entreprendra-t-il pas contre nous dont il a si souvent expérimenté la faiblesse? Ainsi je vous avertis, mes chers frères, de vous défier toujours de cet ennemi. Quand même vous le surmontez, vous ne domptez pas son audace, mais vous enflammez son indignation : Tunc plurimùm accenditur, cùm extinguitur, dit Tertullien (1) : « Quand on l'éteint, c'est alors qu'il s'allume. » Il veut dire que ce superbe, cet audacieux ne croira jamais que vous soyez capables de lui résister; et plus vous ferez d'efforts, plus il dressera contre vous ses diverses et furieuses machines.

Vous vous imaginez peut-être, fidèles, que s'il est si audacieux, il vous attaquera par la force ouverte. Ah ! Qu’il n'en est pas de la sorte! Il est vrai, c'est l'ordinaire des orgueilleux d'exercer ouvertement leurs inimitiés ; mais l'inimitié de Satan n'est pas d'une nature vulgaire, elle est mêlée d'une noire envie qui le ronge éternellement. Il ne peut souffrir que nous vivions dans l'espérance de la félicité qu'il a perdue, que Dieu par sa grâce nous égale aux anges, que son Fils se soit revêtu d'une chair humaine pour nous faire des hommes divins. Il enrage quand il considère que les serviteurs de Jésus, hommes misérables et pécheurs, assis dans des trônes augustes, le jugeront à la fin des siècles avec les anges ses sectateurs. Cette envie le brûle plus que ses flammes. C'est, mes frères, ce qui lui fait embrasser les fraudes et les tromperies, parce que l'envie, comme vous savez, est une passion froide et obscure, qui ne parvient à ses fins que par de secrètes menées. Et c'est par là que Satan est infiniment redoutable; ses finesses sont plus à craindre que ses violences. De même qu'une vapeur pestilente se coule au milieu des airs, et imperceptible à nos sens insinue son venin dans nos cœurs; ainsi cet esprit malin par une subtile et insensible contagion corrompt la pureté de nos âmes. Nous ne nous apercevons pas qu'il agisse en nous, parce qu'il suit le courant de nos inclinations. Il nous pousse et il nous précipite du côté qu'il nous voit pencher : il ne cesse d'enflammer nos premiers désirs, jusqu'à tant que par ses suggestions il les fasse croître en passions violentes. Si nous avons commencé à aimer, de fols il nous rend furieux ; si l'avarice nous inquiète, il nous représente un avenir toujours incertain, il étonne notre âme timide par des objets de famine et de guerre. Sa malice est spirituelle et ingénieuse ; il trompe les plus déliés. Sa haine désespérée et sa longue expérience le rendent de plus en plus inventif; il se change en toutes sortes de formes; et cet esprit si beau, orné de tant de connaissances si ravissantes, parmi tant de merveilleuses conceptions, n'estime et ne chérit que celles qui lui servent à renverser l'homme : Operatio eorum est hominis eversio.

Voulez-vous, pour une plus ample confirmation, que je vous fasse voir en raccourci dans notre évangile tout ce que je viens de vous dire ? Il transporte le Fils de Dieu sur le pinacle du temple, il lui représente en un seul instant tous les royaumes du monde. Qui n'admirerait sa puissance? Et le Fils de Dieu le permet de la sorte, afin que nous comprenions ce qu'il pourrait faire sur nous, si Dieu nous abandonnait à sa violence. Jugez, s'il vous plaît, de sa haine et de son orgueil tout ensemble par le conseil qu'il donne à notre Sauveur, de se prosterner à ses pieds et de l'adorer ; conseil pernicieux et insolence inouïe. D'ailleurs pou voit-il prendre un dessein plus plausible à l'égard de Notre-Seigneur, que de le tenter de gourmandise après un jeune de quarante jours, et de vaine gloire après une action d'une patience héroïque? Ce sont ses finesses et ses artifices. Mais ce qui nous paraît plus évidemment est son opiniâtreté. Surmonté par trois fois, il ne peut encore perdre courage : Recessit ab illo usque ad tempus), remarque le texte sacré : « Il le laisse, dit-il, pour un temps, » non point fatigué ni désespérant de le vaincre, mais attendant une heure plus propre et une occasion plus pressante, usque ad tempus. O Dieu! Que dirons-nous ici, chrétiens? Si une résistance si vigoureuse ne ralentit pas sa fureur, quand pourrons-nous espérer de trêve avec lui? Et si la guerre est continuelle, si cet ennemi irréconciliable veille sans cesse à notre ruine, comment pourrons-nous résister, faibles et impuissants que nous sommes? Toutefois, fidèles, ne le craignez pas. Cet ennemi redoutable, il redoute lui-même les chrétiens. Il tremble au seul nom de Jésus; et malgré son orgueil et son arrogance, il est forcé par une secrète vertu de respecter ceux qui portent sa marque : c'est ce que vous allez voir par un beau passage du grand Tertullien, d'où je tirerai une instruction importante, qui sera le fruit de tout ce discours.

Le grave Tertullien, dans ce merveilleux Apologétique qu'il a fait pour la religion chrétienne, avance une proposition bien hardie aux juges de l'empire romain, qui procédaient contre les chrétiens avec une telle inhumanité. Après leur avoir reproché que tous leurs dieux c'étaient des démons, il leur donne le moyen de s'en éclaircir par une expérience bien convaincante. Que l'on produise, dit-il, devant vos tribunaux, je ne veux pas que ce soit une chose cachée, devant vos tribunaux et à la face de tout le monde, que l'on produise un homme notoirement possédé du diable; il dit notoirement possédé, et que ce soit une chose constante; après, que l'on fasse venir quelque fidèle, qu'il commande à cet esprit de parler; s'il ne vous dit tout ouvertement ce qu'il est, s'il n'avoue publiquement que lui et ses compagnons sont les dieux que vous adorez ; si, dis-je, il n'avoue ces choses n'osant mentir à un chrétien, là même sans différer, sans aucune nouvelle procédure, faites mourir ce chrétien impudent, qui n'aura pu soutenir par l'effet une promesse si extraordinaire. Ah! Mes frères, quelle joie à des chrétiens d'entendre une telle proposition faite si hautement et avec une telle énergie par un homme si posé et si sérieux, et vraisemblablement de l'avis de toute l'Église dont il soutenait l'innocence! Quoi donc! Cet esprit trompeur et ce père de mensonge n'ose mentir à un chrétien ! Devant un chrétien ce front de fer s'amollit, et forcé par la parole d'un fidèle, il dépose son impudence ; et les chrétiens sont si assurés de le faire obéir, qu'ils s'y engagent au péril de leur vie, en présence de leurs propres juges! Eh! Pourquoi craindrions-nous un ennemi si faible et si impuissant? C'est la même foi que nous professons, c'est le même Jésus que nous adorons, c'est la même parole de Dieu que nous avons toujours à la bouche; et si le diable est puissant contre nous, il ne le faut attribuer qu'au dérèglement de nos mœurs, qu'à notre vie toute séculière et toute païenne, qu'à la dureté de nos cœurs pour les saintes vérités du christianisme. C'est pourquoi je ne m'étonne pas si le diable nous est dépeint dans les Écritures tantôt fort et tantôt faible. « C'est un lion rugissant. » dit saint Pierre (1) : y a-t-il rien de plus terrible? « Mais, dit saint Jacques (2), résistez-lui, et il s'enfuira. » Se peut-il une plus grande faiblesse? En effet il n'est fort, chrétiens, que par notre lâche condescendance; et si, au lieu de lui tendre les mains volontairement, nous avions soin de les fortifier par les armes que Jésus notre maître nous a données, ce loup affamé avec sa rage et ses artifices n'aurait qu'une fureur inutile. Et pour vous dire des choses convenables au temps où nous sommes, le jeûne, mes frères, le jeûne célébré selon l'intention de l'Église, c'est un rempart invincible contre ses attaques.

Vous me direz peut-être que c'est dans le jeûne qu'il présente le combat au Sauveur avec une plus grande furie. Mais prenez garde, mes frères, que si c'est dans le jeûne que cet ennemi fait ses efforts les plus redoutables, c'est aussi dans le jeûne que Jésus notre capitaine a daigné nous faire paraître sa victoire la plus glorieuse, pour nous apprendre par son exemple que ce sera toujours en vain que le diable entreprendra contre nous, quand nous serons armés par le jeûne et par l'abstinence.

        Et pour vous en convaincre davantage, remettez, s'il vous plaît, en votre mémoire ce que je vous disais tout à l'heure, que c'est une envie furieuse qui enflamme les démons contre nous. Ils voient qu'étant leurs inférieurs par nature, nous les passons de beaucoup par la grâce ; ils ne sauraient considérer sans un déplaisir extrême que, dans des membres mortels, nous puissions par la miséricorde divine approcher de la pureté des substances incorporelles. Et comme ce qui élève les bons chrétiens presque à l'égalité des saints anges, c'est que, dédaignant le commerce du corps, ils conversent en esprit dans le ciel, ces malins et ces envieux ne tâchent qu'à les abîmer dans la chair, afin d'en faire des bêtes brutes, au lieu qu'en s'élevant au-dessus de cette masse du corps, ils entrent en société avec les intelligences célestes. C'est pourquoi la sainte Église de Dieu voulant purifier nos âmes de l'attachement excessif qu'elles ont au corps, nous ordonne une salutaire abstinence. Ce que nous perdons pour la chair, nous le gagnons pour l'esprit; le jeune fortifie et engraisse l’âme; et autant que nous assujettissons nos corps par la mortification et la pénitence, autant diminuons-nous les forces de notre irréconciliable ennemi.

Par conséquent, mes frères, embrassons avec grand courage cette pénitence de quarante jours pour les péchés de toute l'année. Certes puisque nous offensons tous les jours, aucun moment de notre vie ne devrait être exempt de l'exercice de la pénitence. Mais puisque la sainte Église a choisi particulièrement ce temps pour nous recueillir en nous-mêmes, faisons pénitence sans murmurer. Ne nous plaignons pas des incommodités du Carême. C'est par la mortification et la patience, et non pas par les voluptés et par les délices que nous désarmerons et le diable et ses satellites. Et que ne dirai-je donc point de ces délicats à qui la moindre peine fait tomber incontinent le courage, qui par des excuses frivoles méprisent l'observation d'un jeune si universel, ou bien qui vivent de sorte que s'ils jeûnent de corps, ils abhorrent le jeune en esprit?

    O ignorance! ô brutalité! Dieu par sa miséricorde, mes frères, nous donne de meilleurs sentiments. Jeûnons et d'esprit et de corps. Comme nous ôtons pour un temps à notre corps sa nourriture ordinaire, ôtons aussi à notre aine les vanités dont nous la repaissons tous les jours. Retirons-nous un peu des conversations et des divertissements mondains. Modérons et nos ris et nos jeux. C'est là le vrai jeûne de l’âme, qui lui fait trouver une nourriture solide dans la méditation des choses célestes. Sanctifions le jeûne par l'oraison, purifions l'oraison par le jeûne. L'oraison est plus pure qui vient d'un corps exténué et d'une âme dégoûtée des plaisirs sensibles. Ainsi nous serons terribles aux diables. Voyez les petits enfants : quand il leur paraît quelque chose qui leur semble hideux et terrible, aussitôt ils se cachent au sein de leur mère. Ainsi considérons, chrétiens, cette bête farouche qui nous menace, jetons-nous par l'oraison entre les bras de notre bon Père ; nous serons à couvert et en assurance, nous verrons notre ancien ennemi consumer sa rage par de vains efforts; et soulevés sur ces deux ailes du jeûne et de l'oraison que nous soutiendrons par l'aumône, au lieu de succomber aux attaques des esprits

rebelles et dévoyés; nous irons remplir les places qu'ils ont laissées vacantes au ciel par leur infâme désertion. Dieu nous en fasse la grâce. Amen.

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