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Regnum Galliae Regnum Mariae

Saint Bonaventure évêque confesseur et docteur

14 Juillet 2023 , Rédigé par Ludovicus

Saint Bonaventure évêque confesseur et docteur

Collecte

Dieu, vous avez fait à votre peuple la grâce d’avoir le bienheureux Bonaventure, pour ministre du salut éternel : faites, nous vous en prions, que nous méritions d’avoir pour intercesseur dans les cieux celui qui nous a donné sur terre la doctrine de vie.

Office

Au deuxième nocturne.

Quatrième leçon. Bonaventure, né à Bagnorea, en Étrurie, fut arraché, dans son enfance à une maladie mortelle, par les prières du bienheureux François, à l’ordre duquel sa mère avait fait vœu de le consacrer s’il se rétablissait. Aussi, parvenu à l’adolescence, résolut-il d’entrer dans l’ordre des Frères Mineurs ; il y parvint, sous la direction d’Alexandre de Hales, à un tel degré de science que, sept ans plus tard, après avoir remporté à Paris les palmes de « Maître », il expliqua publiquement avec le plus grand succès les livres des Sentences, que, dans la suite, il illustra aussi de commentaires célèbres. Mais ce ne fut pas seulement par la profondeur de sa science, ce fut encore par la pureté de ses mœurs, l’innocence de sa vie, son humilité, sa douceur, son mépris des choses terrestres et son désir des biens célestes, qu’il excella merveilleusement : bien digne, en vérité, d’être considéré comme un modèle de perfection et d’être appelé saint par le bienheureux Thomas d’Aquin, son ami intime. En effet, celui-ci le trouvant à écrire la vie de saint François : « Laissons, dit-il, un saint travailler pour un saint. »

Cinquième leçon. Embrasé du feu de l’amour divin, il était porté par un sentiment tout particulier de piété à honorer la passion de notre Seigneur Jésus-Christ, qui faisait l’objet constant de sa méditation, et la Vierge Mère de Dieu, à laquelle il s’était consacré tout entier ; et cette même dévotion, il s’appliqua de toutes ses forces à l’exciter en d’autres par ses paroles et ses exemples, puis à la développer par des ouvrages et des opuscules. De sa piété provenaient la suavité de ses rapports avec le prochain, la grâce qui s’attachait à sa parole, et cette charité débordante par laquelle il s’attachait étroitement tous les cœurs. Ces vertus firent, qu’à peine âgé de trente-cinq ans, on l’élut à Rome, du commun consentement de tous, ministre général de l’Ordre, et pendant vingt-deux ans, Bonaventure s’acquitta de cette fonction avec une admirable prudence et une grande réputation de sainteté. Il prit plusieurs mesures utiles à la discipline régulière et au développement de son Ordre, qu’il défendit avec succès, en même temps que les autres Ordres mendiants, contre les calomnies de leurs détracteurs.

Sixième leçon. Mandé au concile de Lyon par le bienheureux Grégoire X, et créé cardinal-évêque d’Albano, le saint déploya, dans les affaires ardues du concile, une remarquable activité. Par ses soins, les discordes schismatiques furent apaisées et les dogmes de l’Église triomphèrent. C’est au milieu même de ces labeurs, la cinquante-troisième année de son âge, l’an du salut douze cent soixante-quatorze, que la mort l’atteignit, causant de profonds et unanimes regrets. La présence de tout le concile et celle du Pontife Romain lui-même, rehaussa ses funérailles. De nombreux et éclatants miracles l’ayant rendu célèbre, Bonaventure fut mis au nombre des saints par Sixte IV. Il a écrit beaucoup d’ouvrages, où son ardente piété, jointe à une érudition profonde, émeut le lecteur tout en l’instruisant. Aussi Sixte-Quint lui a-t-il décerné à bon droit le nom de Docteur Séraphique.

Au troisième nocturne.

Homélie de saint Jean Chrysostome. Homil. 15 in Matth., sub med.

Septième leçon. Remarquez ce que dit Jésus-Christ : « Vous êtes le sel de la terre ». Il montre par là combien il est nécessaire qu’il donne ces préceptes à ses Apôtres. Car, ce n’est pas seulement, leur dit-il, de votre propre vie, mais de l’univers entier que vous aurez à rendre compte. Je ne vous envoie pas comme j’envoyais les Prophètes, à deux, à dix, ou à vingt villes ni à une seule nation, mais à toute la terre, à la mer, et au monde entier, à ce monde accablé sous le poids de crimes divers.

Huitième leçon. En disant : « Vous êtes le sel de la terre », il montre que l’universalité des hommes était comme affadie et corrompue par une masse de péchés ; et c’est pourquoi il demande d’eux les vertus qui sont surtout nécessaires et utiles pour procurer le salut d’un grand nombre. Celui qui est doux, modeste, miséricordieux et juste, ne peut justement se borner à renfermer ces vertus en son âme, mais il doit avoir soin que ces sources excellentes coulent aussi pour l’avantage des autres. Ainsi celui qui a le cœur pur, qui est pacifique et qui souffre persécution pour la vérité, dirige-sa vie d’une manière utile à tous.

Neuvième leçon. Ne croyez donc point, dit-il, que ce soit à de légers combats que vous serez conduits, et que ce soient des choses de peu d’importance dont il vous faudra prendre soin et rendre compte, « vous êtes le sel de la terre ». Quoi donc ? Est-ce que les Apôtres ont guéri ce qui était déjà entièrement gâté ? Non certes ; car il ne se peut faire que ce qui tombe déjà en putréfaction soit rétabli dans son premier état par l’application du sel. Ce n’est donc pas cela qu’ils ont fait, mais ce qui était auparavant renouvelé et à eux confié, ce qui était délivré déjà de cette pourriture, ils y répandaient le sel et le conservaient dans cet état de rénovation qui est une grâce reçue du Seigneur. Délivrer de la corruption du péché, c’est l’effet de la puissance du Christ ; empêcher que les hommes ne retournent au péché, voilà ce qui réclame les soins et les labeurs des Apôtres.

Quatre mois après l’Ange de l’École, voici qu’à son tour Bonaventure paraît au ciel comme un astre éclatant réfléchissant les feux du Soleil de justice. Inséparables au pied du trône de Dieu comme ils le furent ici-bas dans la doctrine et l’amour, la terre les honore de litres glorieux empruntés au monde des célestes esprits. Écoutons le Docteur séraphique justifier à l’avance, pour son compagnon de gloire et pour lui, ces appellations de la reconnaissante admiration des peuples.

Aux trois célestes hiérarchies comprenant les neuf chœurs des Anges, correspondent sur la terre trois ordres d’élus. Les Séraphins, les Chérubins, les Trônes, qui se divisent la première hiérarchie, sont en ce monde ceux que rapproche dans la divine contemplation la meilleure part, et que distinguent entre eux plus spécialement l’intensité de l’amour, la plénitude de la science, la fermeté de la justice ; aux Dominations, Vertus et Puissances répondent les prélats et les princes, aux derniers chœurs enfin les divers rangs des sujets de la sainte Église adonnés à la vie active. C’est le triple partage indiqué parmi les hommes en saint Luc au dernier des jours : Deux seront dans le repos, deux au champ, deux à la meule à savoir le repos des divines suavités, le champ du gouvernement, la meule du labeur de la vie Quant à l’association mutuelle ici marquée, on doit savoir en effet que les Séraphins eux-mêmes, unis à Dieu plus immédiatement que tous autres, s’acquittent à deux en Isaïe du ministère du sacrifice et de la louange ; car pour l’ange aussi bien que pour l’homme, la plénitude de l’amour, part plus spéciale du Séraphin, ne saurait exister sans l’accomplissement du double précepte de la charité embrassant Dieu et son semblable. Aussi est-il observé du Seigneur qu’il envoie ses disciples deux à deux devant sa face, et voyons-nous également Dieu dans la Genèse envoyer deux anges là où un seul pouvait suffire. Il vaut donc mieux être deux ensemble qu’un seul, dit l’Ecclésiaste ; car ils tirent avantage de leur société Eccle. IV, 9.]].

Nous venons d’entendre l’enseignement de Bonaventure en son livre de la Hiérarchie ; il nous donne le secret des procédés divins où l’éternelle Sagesse s’est complue souvent, dans la poursuite du salut du monde et de la sanctification des élus. Au XIIIe siècle en particulier, l’historien qui recherche les causes des événements déroulés sous ses yeux n’arrivera point à les connaître pleinement, s’il oublie la vision prophétique où Notre-Dame nous est montrée, au commencement de ce siècle, présentant à son Fils irrité ses deux serviteurs Dominique et François pour lui ramener par leur union puissante l’humanité dévoyée. Quel spectacle plus digne des Séraphins que la rencontre de ces deux anges de la terre, au lendemain de l’apparition mystérieuse ! « Tu es mon compagnon, tu courras avec moi d’un même pas, dit dans une étreinte du ciel le descendant des Guzman au pauvre d’Assise ; tenons-nous ensemble, et nul ne prévaudra contre nous ». Mais ne doit-ce pas être aussi la devise, n’est-ce pas, sur le terrain delà doctrine sacrée, l’histoire de leurs deux nobles fils Thomas et Bonaventure ? L’étoile qui brille au front de Dominique a dirigé vers Thomas ses rayons ; le Séraphin qui imprima sur la chair de François les stigmates divins touche de son aile de feu l’âme de Bonaventure ; mais, de même que leurs incomparables pères, tous deux n’ont qu’un but : amener les hommes par la science et l’amour à cette vie éternelle qui consiste à connaître le seul vrai Dieu et celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ.

Lampes ardentes et luisantes combinant leur flamme dans les cieux en des proportions que nul œil mortel ne saurait spécifier d’ici-bas, la Sagesse éternelle a voulu pourtant que l’Église de la terre empruntât plus particulièrement à Thomas sa lumière, et à Bonaventure ses feux. Que ne pouvons-nous ici montrer à l’œuvre en chacun d’eux cette Sagesse, unique lien dès ce monde de leur commune pensée, et dont il est écrit que, toujours immuable en son adorable unité, elle ne se répète jamais dans les âmes qu’elle choisit parmi les nations pour en faire les prophètes et les amis de Dieu ! Mais nous ne devons parler aujourd’hui que de Bonaventure.

Voué tout enfant par sa pieuse mère à saint François qui l’avait sauvé d’une mort imminente, ce fut dès le berceau et sous les traits de la divine pauvreté, compagne aimée du patriarche séraphique, que l’éternelle Sagesse voulut prévenir notre saint et se montrer à lui la première. Promis dès lors à l’Ordre des Frères Mineurs, c’était donc bien littéralement qu’au premier éveil de ses facultés, il la trouvait assise aux portes de son âme, attendant l’ouverture de ces portes qui sont, nous dit-il lui-même, l’intelligence et l’amour. La très douce âme de l’enfant, prévenue de tous les dons de nature et de grâce, ne pouvait hésiter entre les tumultueuses vanités de ce monde et l’auguste amie qui s’offrait à lui dans le calme rayonnement de sa sublime noblesse et de ses charmes divins. De ce premier instant, sans lutte aucune, elle fut sa lumière ; aussi tranquillement que le rayon de soleil entrant par une fenêtre jusque-là close, la Sagesse remplit cette demeure devenue sienne, comme l’épouse au jour des noces prend possession de la maison de son époux et y apporte toute joie, en pleine communauté de biens et surtout d’amour.

Pour sa part de contribution à la table nuptiale, elle apportait les substantielles clartés des cieux ; Bonaventure lui servait en retour les lis de la pureté, qu’elle recherche, assure-t-il, pour premier aliment. Le festin ne devait plus cesser dans cette âme ; et la lumière et les parfums s’en échappant, allaient au loin tout attirer, éclairer et nourrir. Presque encore un enfant, lorsqu’au sortir des premières années de sa vie religieuse, il fut selon l’usage envoyé aux cours de la célèbre Université de Paris, tous les cœurs furent gagnés à cet ange de la terre dans lequel il semblait, disait-on, qu’Adam n’eût point péché : parole d’admiration que n’avait pu retenir, à la vue de tant de qualités rassemblées, le grand Alexandre de Halès. Comme ces montagnes dont la cime se perd au delà des nues, dont la base envoie au loin les eaux fécondantes, Frère Alexandre, selon l’expression du Pontife suprême, semblait alors contenir en soi la source vive du paradis, d’où le fleuve de la science du salut s’échappait à flots pressés sur la terre. Bien peu de temps néanmoins allait s’écouler avant que celui qu’on nommait le Docteur irréfragable et le Docteur des docteurs, cédât la place au nouveau venu qui devait être sa plus pure gloire en l’appelant son Père et son Maître. Si jeune encore investi d’un pareil héritage, Bonaventure cependant pouvait dire de la Sagesse divine plus justement que de l’illustre Maître qui n’avait eu qu’à assister au développement prodigieux de cette âme : « C’est elle qui m’a tout appris ; elle m’a enseigné la science de Dieu et de ses ouvrages, et la justice et les vertus, et les subtilités du discours et le nœud des plus forts arguments ».

Tel est bien tout l’objet de ces Commentaires sur les quatre Livres des Sentences, qui nous ont conservé les leçons de Bonaventure en cette chaire de Paris où sa parole gracieuse, animée d’un souffle divin, tenait captives les plus nobles intelligences : inépuisable mine, que la famille franciscaine se doit à elle-même d’exploiter toujours plus comme son vrai trésor ; monument impérissable de la science de ce Docteur de vingt-sept ans, qui, distrait bientôt de l’enseignement par les soins du gouvernement d’un grand Ordre, n’en partagera pas moins toujours, à cause de cette exposition magistrale, l’honneur du principat de la Théologie sacrée avec son illustre ami Thomas d’Aquin, plus heureux et plus libre de poursuivre ses études saintes.

Mais combien déjà le jeune Maître répondait à son titre prédestiné de Docteur séraphique, en ne voyant dès ce temps dans la science qu’un moyen de l’amour, en répétant sans fin que la lumière qui illumine l’intelligence reste stérile et vaine si elle ne pénètre jusqu’au cœur, où seulement la Sagesse se repose et festoie ! Aussi, nous dit saint Antonin, toute vérité perçue par l’intellect en lui passait par les affections, devenant ainsi prière et divine louange. Son but était, dit un autre historien, d’arriver à l’incendie de l’amour, de s’embraser lui-même au divin foyer et d’enflammer ensuite les autres ; indifférent aux louanges comme à la renommée, uniquement soucieux de régler ses mœurs et sa vie, il entendait brûler d’abord et non seulement luire, être feu pour ainsi approcher de Dieu davantage étant plus conforme à celui qui est feu : toutefois, comme le feu ne va pas sans lumière, ainsi fut-il du même coup un luisant flambeau dans la maison de Dieu ; mais son titre spécial de louange, est que tout ce qu’il put rassembler de lumière il en fit l’aliment de sa flamme et de la divine charité.

On sut à quoi s’en tenir au sujet de cette direction unique de ses pensées, lorsqu’inaugurant son enseignement public, il dut prendre parti sur la question qui divisait l’École touchant la fin de la Théologie : science spéculative pour les uns, pratique au jugement des autres, selon que les uns et les autres étaient frappés davantage du caractère théorique ou moral des notions qu’elle a pour objet. Bonaventure, cherchant à unir les deux sentiments dans le principe qui était à ses yeux l’universelle et seule loi, concluait que « la Théologie est une science affective, dont la connaissance procède par contemplation spéculative, mais tend principalement à nous rendre bons ». La Sagesse de la doctrine en effet, disait-il, doit être ce que l’indique son nom, savoureuse à l’âme ; et, ajoutait-il, non sans quelque pointe de suave ironie comme en connaissent les saints, il y a différence dans l’impression produite par cette proposition : Le Christ est mort pour nous, et semblables, ou cette autre, je suppose : La diagonale et le coté d’un carré sont incommensurables entre eux.

En même temps, de quelle ineffable modestie n’étaient pas relevés dans notre saint le charme du discours et la profondeur de la science ! « Soit dit sans préjudice du sentiment d’autrui, concluait-il dans les questions obscures. Si quelqu’un pense autrement ou mieux, ainsi qu’il est possible, sur ce point comme sur tous les autres, je n’en suis point envieux ; mais s’il se rencontre quelque chose digne d’approbation dans ce petit ouvrage, qu’on en rende grâces à Dieu auteur des bonnes choses : pour le faux, le douteux ou l’obscur qui peut s’y trouver en d’autres endroits, que la bienveillance du lecteur le pardonne à l’insuffisance de l’écrivain, auquel sa conscience rend témoignage à coup sûr d’avoir désiré ne rien dire que de vrai, de clair et de reçu communément ». Dans une circonstance pourtant, l’inaltérable dévouement de Bonaventure à la Reine des vierges tempère l’expression de son humilité avec une grâce non moins remplie de force que de douceur : « Que si quelqu’un, dit-il, préfère s’exprimer autrement, pourvu que ce ne soit pas au détriment de la Vierge vénérée, je ne lutterai guère à l’encontre ; mais il faut éviter diligemment que l’honneur de Notre-Dame soit en rien diminué par personne, dût-il en coûter la tête ». Enfin, terminant le troisième Livre de cette admirable exposition des Sentences : « Mieux vaut la charité que toute science, déclare-t-il. Il suffit dans le doute de savoir ce qu’ont pensé les sages ; la dispute sert de peu. Nombreuses sont nos paroles, et les mots nous trahissent et nous manquent. Grâces immenses à celui qui parfait tout discours, à notre Seigneur Jésus-Christ dont l’aide m’a donné de parvenir à l’achèvement de cette œuvre médiocre, ayant pris en pitié ma pauvreté de science et de génie ! Je lui demande qu’il en provienne pour moi le mérite de l’obéissance et profit pour mes Frères, double but dans la pensée duquel ce travail a été entrepris ». Cependant le temps était venu où le mérite de l’obéissance allait faire place pour notre saint à un autre moins envié de lui, mais non moins profitable aux Frères. A trente-cinq ans il fut élu Ministre Général. Thomas d’Aquin, plus jeune de quelques années, montait comme un soleil puissant à l’horizon. Bonaventure, contraint d’abandonner le champ de l’enseignement scolastique, laissait à son ami le soin de le féconder plus complètement et plus longuement qu’il n’avait pu faire. L’Église ne devait donc rien perdre ; et, fortement et suavement comme toujours, l’éternelle Sagesse poursuivait en cela sa pensée : ainsi prétendait-elle obtenir que ces deux incomparables génies se complétassent ineffablement l’un par l’autre, en nous donnant, réunis, la plénitude de la vraie science qui non seulement révèle Dieu, mais conduit à lui.

Donnez au sage l’occasion, et la sagesse croîtra en lui. Bonaventure devait justifier cette parole placée par lui en tête du traité des six ailes du Séraphin, où il expose les qualités requises dans l’homme appelé à porter la charge des âmes. L’espace nous manque, on le comprendra, pour suivre le détail infini et parfois les difficultés de ce gouvernement immense, que les missions franciscaines si répandues étendaient pour ainsi dire à l’Église entière. Le traité même que nous venons de citer, fruit de son expérience, et que le Père Claude Aquaviva tenait en si haute estime qu’il en avait fait comme un guide obligé des supérieurs de la Compagnie de Jésus, dit assez ce que fut notre saint dans cette dernière partie de son existence.

Son âme était arrivée à ce point qui n’est autre que le sommet de la vie spirituelle, où le plus vertigineux tourbillon du dehors ne trouble en rien le repos du dedans ; où l’union divine s’affirme dans la mystérieuse fécondité qui en résulte pour les saints, et qui se manifeste à la face du monde, quand il plaît à Dieu, par des œuvres parfaites dont la multiplicité reste inexplicable pour les profanes. Si nous voulons comprendre Bonaventure à cette heure de sa vie, méditons ce portrait tracé par lui-même : Les Séraphins influent sur ceux qui sont au-dessous d’eux pour les amener vers les hauteurs ; ainsi l’amour de l’homme spirituel se porte au prochain et à Dieu, à Dieu pour s’y reposer lui-même, au prochain pour l’y ramener avec lui. Non seulement donc ils embrasent ; ils donnent aussi la forme du parfait amour, chassant toutes ténèbres, montrant la manière de s’élever progressivement et d’aller à Dieu par les sommets.

Tel est le secret de la composition de toute cette série d’admirables opuscules où, n’ayant pour livre que son crucifix, comme il l’avouait à saint Thomas, sans plan préconçu, mais prenant occasion des demandes ou du besoin des frères et des sœurs de sa grande famille, d’autres fois ne voulant qu’épancher son âme, Bonaventure se trouve avoir traité tout ensemble et des premiers éléments de l’ascèse et des sujets les plus élevés de la vie mystique, avec une plénitude, une sûreté, une clarté, une force divine de persuasion, qui font dire au Souverain Pontife Sixte IV que l’Esprit-Saint lui-même semble parler en lui. Écrit au sommet de l’Alverne, et comme sous l’influence plus immédiate des Séraphins du ciel, l’Itinéraire de l’âme à Dieu ravissait à tel point le chancelier Gerson, qu’il déclarait « cet opuscule, ou plutôt, disait-il, cette œuvre immense, au-dessus de la louange d’une bouche mortelle » ; il eût voulu qu’en le joignant au Breviloquium, abrégé merveilleux de la science sacrée, on l’imposât comme manuel indispensable aux théologiens. C’est qu’en effet, dit pour l’Ordre bénédictin le grand Abbé Trithème, par ses paroles de feu l’auteur de tous ces profonds et dévots opuscules n’embrase pas moins la volonté du lecteur qu’il n’éclaire son intelligence. Pour qui considère l’esprit de l’amour divin et de la dévotion chrétienne qui s’exprime en lui, il surpasse sans peine tous les docteurs de son temps quant à l’utilité de ses ouvrages. Beaucoup exposent la doctrine, beaucoup prêchent la dévotion, peu dans leurs livres enseignent les deux ; Bonaventure surpasse et ce grand et ce petit nombre, parce que chez lui la science forme à la dévotion, et la dévotion à la science. Si donc vous voulez être et savant et dévot, pratiquez ses œuvres.

Mais, mieux que personne, Bonaventure nous révélera dans quelles dispositions il convient de le lire pour le faire avec fruit. En tête de son Incendium amoris, où il enseigne le triple chemin qui conduit par la purification, l’illumination et l’union à la véritable sagesse : « J’offre, dit-il, ce livre, non aux philosophes, non aux sages du monde, non aux grands théologiens embarrassés de questions infinies, mais aux simples, aux ignorants qui s’efforcent plus d’aimer Dieu que de beaucoup savoir. Ce n’est point en discutant, mais en agissant qu’on apprend à aimer. Pour ces hommes pleins de questions, supérieurs en toute science, mais inférieurs dans l’amour du Christ, j’estime qu’ils ne sauraient comprendre le contenu de ce livre ; à moins que laissant de côté la vainc ostentation du savoir, ils ne s’appliquent, dans un très profond renoncement, dans la prière et la méditation, à faire jaillir en eux l’étincelle divine qui, échauffant leur cœur et dissipant toute obscurité, les guidera par delà les choses du temps jusqu’au trône de la paix. Car par cela même pourtant qu’ils savent plus, ils sont plus aptes, ou ils le seraient, à aimer, s’ils se méprisaient véritablement eux-mêmes et avaient joie d’être méprisés par autrui ».

Si longues que soient déjà ces pages, nous ne résistons pas au désir de citer les dernières paroles qu’on nous ait conservées de Bonaventure. De même que l’Ange de l’École allait bientôt, à Fosse-Neuve, terminer ses œuvres et sa vie par l’explication du divin Cantique, le Séraphin son émule et son frère exhalait avec ces mots de l’épithalame sacré la dernière note de ses chants : « Le roi Salomon s’est fait un trône en bois du Liban ; les colonnes en sont d’argent, le siège en est d’or, les degrés tout de pourpre. Le siège d’or, ajoutait notre saint, est la sagesse contemplative : elle n’appartient qu’à quiconque possède aussi les colonnes d’argent, à savoir les vertus affermissant l’âme ; les degrés de pourpre sont la charité par où l’on monte vers les hauteurs et l’on descend dans les vallées ».

Conclusion digne de Bonaventure ; fin d’un ouvrage sublime et pourtant inachevé, que déjà il n’avait pu rédiger lui-même ! « Hélas ! hélas ! hélas ! s’écrie plein de larmes le pieux disciple à qui nous devons ce dernier trésor, une dignité plus haute, et bientôt le départ de cette vie de notre seigneur et Maître ont arrêté la continuation de cette œuvre ». Et nous révélant d’une façon touchante les précautions prises par les fils pour ne rien laisser perdre des conférences que faisait le père : « Ce que je donne ici, déclare-t-il, est ce que j’ai pu d’une plume rapide dérober tandis qu’il parlait. Deux autres avec moi pendant ce temps recueillaient des notes, mais leurs cahiers sont restés difficilement lisibles pour autrui ; au lieu que quelques-uns des auditeurs ont pu relire mon exemplaire, et que le Maître lui-même et beaucoup d’autres en ont fait usage, ce dont m’est due reconnaissance. Et maintenant, après bien des jours, la permission et le temps m’en étant accordés, j’ai revu ces notes, ayant toujours dans l’oreille et devant les yeux la voix et les gestes du Maître ; je les ai mises en ordre, sans rien ajouter toutefois qu’il n’eût dit, sauf l’indication de quelques autorités ».

La dignité rappelée par le fidèle secrétaire est celle de cardinal évoque d’Albano, que Grégoire X, élu pour succéder à Clément IV après trois ans qu’avait duré le veuvage de l’Église, imposa en vertu de l’obéissance à notre Saint dont le crédit près du sacré Collège avait obtenu cette élection. Chargé de préparer les travaux du concile indiqué à Lyon pour le printemps de l’année 1274, il eut la joie d’assister à la réunion des deux Églises latine et grecque que plus que personne il avait procurée. Mais Dieu voulut lui épargner l’amertume de constater combien peu devait durer un rapprochement qui eût été le salut de cet Orient qu’il aimait, et où le nom de Bonaventure, transformé en celui d’Eutychius, gardait encore son ascendant, deux siècles plus tard, au temps du concile de Florence. Le 15 juillet de cette année 1274, en plein concile et sous la présidence du Pontife suprême, eurent lieu les plus solennelles funérailles que la terre eût jamais contemplées : J’ai grande douleur à ton sujet, mon frère Jonathas, s’écriait, devant l’Occident et l’Orient rassemblés dans une commune lamentation, le cardinal Pierre de Tarentaise, de l’Ordre de saint Dominique. Le séraphin avait rejeté son manteau de chair, et déployant ses ailes, après cinquante-trois ans donnés au monde, il rejoignait Thomas d’Aquin qui venait à peine de le précéder dans les cieux.

Vous êtes entré dans la joie de votre Seigneur, ô Bonaventure ; quelles ne doivent pas être maintenant vos délices puisque, selon la règle que vous avez rappelée, « autant quelqu’un aime Dieu ici-bas, autant là-haut il se réjouit en lui ! » Si le grand saint Anselme, auquel vous empruntiez cette parole, ajoutait que l’amour se mesure à la connaissance, ô vous qui fûtes l’un des princes de la science sacrée en même temps que le Docteur de l’amour, montrez-nous qu’en effet toute lumière, dans l’ordre de grâce et dans celui de nature, n’a pour but que d’amener à aimer. En toute chose se cache Dieu ; et toutes les sciences ont son Christ pour centre ; et Je fruit de chacune est d’édifier la foi, d’honorer Dieu, de régler les mœurs, de conduire à l’union divine par la charité sans laquelle toute notion reste vaine. Car, disiez-vous, toutes ces sciences ont leurs règles certaines et infaillibles, qui descendent comme autant de rayons de la loi éternelle en notre âme ; et notre âme, entourée, pénétrée de tant de splendeurs, est par elle-même amenée, si elle n’est aveugle, à contempler cette lumière éternelle. Irradiation merveilleuse des montagnes de la patrie jusqu’aux plus lointaines vallées de l’exil ! Noblesse véritable du monde aux yeux de François votre séraphique père, et qui lui faisait appeler du nom de frères et de sœurs, comme vous le racontez, les moindres créatures; dans toute beauté il découvrait la Beauté suprême, et aux traces laissées dans la création par son auteur il poursuivait partout le Bien-Aimé, se faisant de toute chose un échelon pour monter jusqu’à lui.

Ouvre donc toi aussi les yeux, ô mon âme ! Prête l’oreille, délie tes lèvres, dispose ton cœur, pour qu’en toute créature tu voies ton Dieu, tu l’entendes, tu le loues, tu l’aimes et l’honores, de peur que tout entier l’univers ne se lève contre toi pour ne t’être point réjouie dans les œuvres de ses mains. Du monde ensuite qui est au-dessous de toi, qui n’a de Dieu que des vestiges et sa présence en tant qu’il est partout, passe en toi-même, son image de nature réformée dans le Christ-Époux ; puis de l’image monte à la vérité du premier principe dans l’unité de l’essence et la trinité des personnes, pour arriver au repos de la nuit sacrée où s’oublient, dans l’amour absorbant tout, le vestige et l’image. Mais tout d’abord sache bien que le miroir de ce monde extérieur te servira de peu, si le miroir intérieur de l’âme n’est purifié et brillant, si le désir ne s’aide en toi de la prière et de la contemplation pour aviver l’amour. Sache que ne suffisent point ici la lecture sans l’onction, la spéculation sans la dévotion, le travail sans la piété, la science sans la charité, l’intelligence sans l’humilité, l’étude sans la grâce ; et lorsqu’enfin t’élevant graduellement par l’oraison, la sainteté de la vie, les spectacles de la vérité, tu seras parvenue à la montagne où se révèle le Dieu des dieux : avertie par l’impuissance de ta vue d’ici-bas à porter des splendeurs dont la trop faible création n’a pu te révéler nulle trace, laisse assoupie ton intelligence aveuglée, passe par delà dans le Christ qui est la porte et la voie, interroge non plus le Maître mais l’Époux, non l’homme mais Dieu, non la lumière mais le feu totalement consumant. Passé de ce monde avec le Christ au Père qui te sera montré, dis alors comme Philippe : Il nous suffit .

Docteur séraphique, conduisez-nous par cette montée sublime dont chaque ligne de vos œuvres nous manifeste les secrets, les labeurs, les beautés, les périls. Dans la poursuite de cette divine Sagesse que, même en ses reflets les plus lointains, personne n’aperçoit sans extase, préservez-nous de la tromperie qui nous ferait prendre pour le but la satisfaction trouvée dans les rayons épars descendus vers nous pour nous ramener des confins du néant jusqu’à elle. Car ces rayons qui par eux-mêmes procèdent de l’éternelle beauté, séparés du foyer, détournés de leur fin, ne seraient plus qu’illusion, déception, occasion de vaine science ou de faux plaisirs. Plus élevée même est la science, plus elle se rapproche de Dieu en tant qu’objet de théorie spéculative, plus en un sens l’égarement reste à craindre ; si elle distrait l’homme dans ses ascensions vers la Sagesse possédée et goûtée pour elle seule, si elle l’arrête à ses propres charmes, vous ne craignez pas de la comparer à la vile séductrice qui supplanterait dans les affections d’un fils de roi la très noble fiancée qui l’attend. Et certes un tel affront, qu’il provienne de la servante ou de la dame d’honneur, en est-il moins sanglant pour une auguste souveraine ? C’est pourquoi vous déclarez que « dangereux est le passage de la science à la Sagesse, si l’on ne place au milieu la sainteté ». Aidez-nous à franchir le périlleux défilé ; faites que toute science ne soit jamais pour nous qu’un moyen de la sainteté pour parvenir à plus d’amour.

Telle est bien toujours votre pensée dans la lumière de Dieu, ô Bonaventure. S’il en était besoin, nous en aurions comme preuve vos séraphiques prédilections plus d’une fois manifestées dans nos temps pour les milieux où, en dépit de la fièvre qui précipite à l’action toutes les forces vives de ce siècle, la divine contemplation reste appréciée comme la meilleure part, comme le premier but et l’unique fin de toute connaissance. Daignez continuer à vos dévots et obligés clients une protection qu’ils estiment à son prix. Défendez comme autrefois, dans ses prérogatives et sa vie, tout l’Ordre religieux plus que jamais battu en brèche de nos jours. Que la famille franciscaine vous doive encore de croître en sainteté et en nombre ; bénissez les travaux entrepris dans son sein, aux applaudissements du monde, pour illustrer comme elles le méritent votre histoire et vos œuvres. Une troisième fois, et pour jamais s’il se peut enfin, ramenez l’Orient à l’unité et à la vie. Que toute l’Église s’échauffe à vos rayons ; que le feu divin si puissamment alimenté par vous embrase de nouveau la terre.

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